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Full text of "Bienvenue dans l’enfer du "social ranking""

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Mara Hvistendahl 


Bienvenue 
dans l’enfer du 
social ranking 


Quand votre vie dépend 
| de la façon dont 
l'Etat et les banques vous notent 


Au DL 


Janvier 2018 





Les brochures du collectif 


É I 


De résistance à la gestion et 
l'informatisation de nos vies 


Écran total est un collectif réunissant des personnes de 
divers horizons professionnels et géographiques. 
Confrontés à la rationalisation et à la numérisation du 
travail, à l'inflation des protocoles et des normes qu’exige la 
société industrielle, elles éprouvent un même sentiment de 
dépossession. N’acceptant plus qu’on leur vole la parole ni 
qu’on affadisse ainsi le sens et la finalité de leurs activités, 
elles ont décidé de témoigner et de résister ensemble. 


Cette série de brochures à pour but de faire connaître la 
critique de linformatisation et des résistances qu’elle suscite. 


— Voir la plateforme Écran total, p. 32 — 


Bienvenue dans l’enfer 
du social ranking 


Dans “Nosedive”, un épisode de la série télévisée 
d'anticipation Black Mirror, Lacie Pound, une Emma 
Bovary 2.0, rêve de pouvoir acquérir un appartement 
luxueux et de rejoindre les hautes sphères de la 
jeunesse en vue. Mais pour cela, elle doit être bien 
«notée » sur les réseaux sociaux. Toute interaction 
est l’occasion d’évaluer son interlocuteur : a-t-elle été 
polie avec sa voisine ? Son chef est-il content de son 
travail ? Les efforts de la jeune femme tournent au 
désastre et effondrement de sa note la relègue au 
rang de paria. 

En Chine, aujourd’hui, le scénario catastrophe de la 
série britannique est déjà une réalité : par le biais 
d'applications pour smartphones, l'État, en 
partenariat avec des entreprises privées, note les 
citoyens. Et ce classement social à des implications 
concrètes : pouvoir louer un vélo, obtenir un prêt, 
accéder à certains services sociaux, s'inscrire sut un 
site de rencontres. 


Plongée vertigineuse dans la nouvelle gouverne- 
mentalité numérique. 


En 2015, lorsque Lazarus Liu rentra en Chine après avoir 
étudié trois ans la logistique au Royaume-Uni, il se rendit 
bientôt compte que quelque chose avait changé: tout le 
monde payait ses achats avec son téléphone. Que ce soit chez 
McDonald’s, à l’épicerie du coin ou même dans les petits 
bouis-bouis de quartier, ses amis de Shanghai utilisaient le 
paiement par portable. L'argent liquide, constatait Liu, avait 
été largement remplacé par deux applications pour 
smartphones : Alipay et WeChat Pay. Un jour, dans un 
marché aux légumes, il vit une dame de l’âge de sa mère sortir 
son téléphone afin de payer ses courses. Il décida de s’y 
mettre lui aussi. 


Afin d'obtenir une carte d'identité Alipay, Liu dut saisir son 
numéro de portable et scanner sa carte d’identité nationale. Il 
le fit en toute connaissance de cause : Alipay s’était construit 
une réputation de fiabilité et, comparé à une banque gérée 
avec une indifférence apathique et zéro souci du service à la 
clientèle, devenir utilisateur d’Alipay était presque un plaisir. 
En quelques clics, le tour était joué. Le slogan d’Alipay 
résumait bien son expérience : « La confiance simplifie les choses ». 

Alipay s’avéra tellement pratique que Liu se mit à l'utiliser 
plusieurs fois par jour, en commençant dès l’aube par 
commander son petit-déjeuner par le biais d’une application 
de livraison de plats à domicile. Il se rendit compte quil 
pouvait payer le stationnement de sa voiture grâce à la 
fonction My Car d’Alipay. Il ajouta donc à son profil 
d'utilisateur son numéro de permis de conduire, sa plaque 
d’immatriculation et le numéro de moteur de son Audi. Il 
commença à payer les primes de son assurance automobile 
avec la même application. Il réserva ses rendez-vous 
médicaux avec Alipay, évitant ainsi les queues anarchiques qui 
sont la plaie des hôpitaux chinois. Il incorpora ses amis au 
réseau social intégré d’Alipay. Lorsqu'il partit en vacances en 
Thaïlande avec sa fiancée (qu’il a épousée depuis), leurs 
factures de restaurants et leurs achats de souvenirs furent 


réglés via Alipay. L'argent qui lui restait — pas grand-chose une 
fois payées les vacances et la voiture —, il le mit sur le compte 
épargne à haut rendement d’Alipay. Il aurait aussi fort bien pu 
s'acquitter de ses factures d'électricité, de gaz et d’Internet 
grâce à la fonction City Service d’Alipay. Comme beaucoup 
de jeunes Chinois séduits par les services de paiement en ligne 
offerts par Alipay et WeChat, Liu cessa de prendre son 
portefeuille lorsqu'il sortait de chez lui. 


Si vous vivez aux États-Unis, vous êtes déjà habitué à céder 
vos données à des entreprises. Les sociétés de cartes de crédit 
connaissent votre consommation de boissons alcoolisées et 
savent si vous achetez des jouets sexuels. Facebook sait si 
vous aimez les vidéos culinaires de YouTube ou les infos de 
Breitbart News. Uber connaît vos destinations et votre 
comportement en tant que passager. L'application Alipay 
détient elle aussi ce type d'informations sur ses utilisateurs, 
mais elle en sait bien plus encore. Propriété de Ant Financial, 
une filiale du géant du commerce en ligne Alibaba, Alipay est 
parfois décrite comme une « super application ». Sa principale 
concurrente, WeChat, appartient à la multinationale de 
services Internet et de jeux en ligne Tencent. Mais, bien plus 
que de simples applications, Alipay et WeChat sont de 
véritables écosystèmes. Chaque fois que Liu cliquait sur 
Alipay sur son téléphone, il voyait apparaître une série 
d'icônes dont l’ordonnancement ressemblait vaguement à 
lPécran d’accueil de son Samsung. Certaines de ces icônes 
étaient elles-mêmes des applications de sociétés tierces. S’il le 
voulait, il pouvait ainsi accéder à Aïrbnb, Uber ou Didi, le 
concurrent chinois d’Uber, sans sortir d’Alipay: un peu 
comme si Amazon avait avalé eBay, Apple News, Groupon, 
American Express, Citibank et YouTube et pouvait siphonner 
toutes leurs données. 





NT 


La transformation 
du système bancaire chinois 


Un jour, une nouvelle icône apparut sur l’écran d’accueil 
ÂAlipay de Liu: Zhima Credit (Zhma signifie Sésame). Ce 
nom, comme celui de la maison-mère d’Alipay, évoque 
l’histoire d’Ali Baba et des quarante voleurs, dans laquelle 
« Sésame, ouvre-toi ! » est la formule magique qui donne accès 
à une caverne pleine de trésors. Quand Liu effleura licône, il 
fut accueilli par une image de la planète Terre accompagnée 
du texte suivant : 

«Zhima Crédit est l’incarnation du crédit individuel. Nous 
avons frecouts aux mégadonnées [big data] pour effectuer une 
évaluation objective. Plus votre score est élevé, plus vous avez 
de crédit. » 


Un peu plus bas s’affichait un bouton accompagné de la 
légende : 
« Votre voyage dans le monde du crédit commence. » 
Liu appuya dessus. 


En 1956, un ingénieur en électricité, Bill Fair, et un 
mathématicien, Earl Isaac, créèrent une PME de technologie 


depuis leur appartement de San Francisco. Ils la baptisèrent 
Fair, Isaac & Co. mais elle finit par se faire connaître sous le 
sigle de FICO. Leur innovation principale consistait à recourir 
à l’analyse statistique informatisée afin de traduire le profil 
client et l’histoire financière d’un individu par une notation 
simple permettant de prédire la probabilité que celui-ci 
rembourserait (ou non) ses emprunts. Avant FICO, les 
organismes de crédit n’avaient comme source d’informations 
que les propos colportés par les propriétaires, les voisins et les 
commerçants du quartier. Les candidats à un prêt pouvaient 
être discriminés sut la base de leur identité raciale, de leur 
propension à être organisé ou désordonné, de leurs mœurs 
répréhensibles ou de leurs «gestes efféminés». La notation 
algorithmique de Fair et Isaac offrait, selon ses inventeurs, 
une voie plus scientifique et plus équitable que ces pratiques 
injustes. Leur approche finit par attirer l’attention des grandes 
agences d'évaluation — TransUnion, Experian et Equifax — et, 
en 1989, FICO introduisit le système de pointage de crédit 
que nous connaissons aujourd’hui et qui a permis à des 
millions d’Américains de contracter des emprunts 
hypothécaires et de laisser filer leurs découverts. 


De son côté, au cours des trente dernières années, la Chine 
est passée au rang de deuxième économie mondiale sans 
posséder de système de crédit opérationnel. La Banque 
populaire de Chine, principal régulateur bancaire du pays, 
tient des registres sur des millions de consommateurs, mais ils 
contiennent très peu d'informations pertinentes. Jusqu’à 
récemment, il était difficile d’obtenir une carte de crédit. Les 
consommateurs avaient principalement recours à l’argent 
liquide. Avec l’envolée des prix du logement, cette situation 
devint de plus en plus intenable. Zennon Kapron, qui dirige le 
cabinet de conseil en technologies financières Kapronasia, 
explique : 

«Maintenant, vous avez besoin de deux valises de billets 
pour acheter une maison, et plus d’une seule. » 


Mais tous les efforts en vue d’établir un système de crédit 
fiable avaient jusqu'ici échoué en raison de lPabsence d’une 
agence de notation indépendante. En revanche, fin 2011, la 
Chine comptait déjà trois cent cinquante-six millions 
d'utilisateurs de smartphones. 


Cette année-là, Ant Financial lança une version d’Alipay qui 
comprenait un scanner intégré capable de lire les codes QR, ces 
étiquettes de forme carrée lisibles par une machine et contenant 
près de cent fois plus d'informations qu’un code barre 
standard. (WeChat Pay, qui a été lancé en 2013, possède un 
scanner intégré similaire.) Le scannage d’un code QR peut vous 
amener sur un site Web, faire afficher une application ou bien 
vous connecter au profil de telle ou telle personne sur un 
réseau social. Ce type de code à commencé à faire son 
apparition jusque sur les tombes (on scanne si l’on veut en 
savoir plus sur le défunt) ou sur les chemises des serveurs dans 
les restaurants (on scanne pour donner un pourboire). Des 
mendiants se sont mis à imprimer des codes QR et à les 
exposer sur le trottoir. En Chine, ces codes relient l’univers en 
ligne et la réalité hors ligne à une échelle jamais vue ailleurs 
dans le monde. Dès la première année de fonctionnement du 
scanner de codes QR, le montant 
des paiements par téléphone sur sn 
Alipay à atteint près de soixante- 


dix milliards de dollars. 

En 2013, les dirigeants de Ant 
Financial effectuèrent une 
retraite dans les montagnes de la 
région de Hangzhou pour 


discuter de la création d’une 
foule de nouveaux produits ; 
lun d’entre eux était Zhima 
Credit. Ils se rendirent compte 
qu'ils pouvaient utiliser la 
puissance de collecte de 





données d’Alipay afin de calculer un pointage de crédit 
s'appuyant sur les activités d’un individu. You Xi, un 
journaliste économique chinois qui a décrit cette réunion 
historique dans un ouvrage récent Ayf Financial, explique : 


« C'était un processus très naturel. Si vous avez des données 
de paiement, vous pouvez évaluer le crédit d’une personne. » 


C’est ainsi qu’Alipay s’est engagé sur la voie de la création 
d’un système de notation capable de mesurer « Tofre crédit dans 
tous les domaines de l'existence ». 


Le nouvel outil de surveillance 
du Parti communiste chinois 


Ant Financial n’était pas la seule organisation désireuse 
d'utiliser ce type de données dans le but de mesurer la valeur 
des personnes. Coïncidence ou non, en 2014, le 
gouvernement chinois annonça qu'il était en train de 
développer ce qu’il appelait un système de « crédit social ». Cette 
même année, le Conseil des affaires de l’État — la branche 
exécutive du gouvernement chinois — appela publiquement à 
la mise en place d’un système national de suivi qui évaluerait 
la réputation des particuliers, des entreprises et même des 
fonctionnaires gouvernementaux. L'objectif était que, d’ici à 
2020, tous les citoyens chinois soient enregistrés dans un 
fichier compilant des données provenant de sources publiques 
et privées, et que ces fichiers puissent être consultés à l’aide de 
leurs empreintes digitales et d’autres caractéristiques 
biométriques. Selon les termes mêmes du Conseil des affaires 
de l’État, il s’agit d’un « sysèe de crédit qui couvre toute la société ». 


Du point de vue du Parti communiste chinois, la promotion 
du crédit social correspond à une tentative de mettre en 
œuvre une forme d’autoritarisme plus «douce» et plus 
discrète. L'objectif est d’inciter les citoyens à adopter toute 
une série de comportements pouvant aller des économies 
d'énergie à l’obéissance au Parti Samantha Hoffman, 


consultante à l’Institut international d’études stratégiques de 
Londres, est une spécialiste du crédit social ; d’après elle, le 
gouvernement chinois s'efforce de prévenir toute forme 
d’instabilité qui pourrait menacer le Parti : 

« C’est pourquoi, dans l’idéal, le crédit social repose à la fois 
sur des aspects coercitifs et sur des aspects plus agréables, 
comme la prestation de services sociaux et la résolution de 
problèmes réels. Le tout dans une même logique de type 
orwellien. » 


En 2015, Ant Financial était l’une des huit entreprises de 
technologie à avoir reçu l'approbation de la Banque populaire 
de Chine pour développer sa propre plateforme privée de 
notation de crédit. Peu de temps après, Zhima Credit fit son 
apparition sur l'application Alipay. Ce service suit votre 
comportement en ligne afin de déterminer une cote de crédit 
qui peut aller de 350 à 950 points ; il offre des avantages et 
des récompenses aux individus affichant un bon score. 
L’algorithme de Zhima Credit prend en compte non 
seulement votre capacité à payer vos factures, mais également 
vos achats, vos diplômes et la cote de crédit de vos amis. Tout 
comme Fair et Isaac quelques décennies plus tôt, les 
dirigeants de Ant Financial défendent publiquement l’idée 
qu’une approche axée sur la collecte de données permettra 
laccès au système financier de personnes qui en avaient été 
exclues jusque-là, comme les étudiants ou les habitants des 
campagnes. Adressé aux plus de deux cents millions 
d'utilisateurs d’Alipay qui ont opté pour Zhima Credit, 
l'argument de vente est limpide : vos données vous ouvriront 
les portes comme par magie. 


L’adhésion à Zhima Crédit est volontaire et il est difficile de 
savoir si elle affecte la notation d’un individu dans le cadre du 
système d'évaluation gouvernemental, et comment. Aucun 
dirigeant de Ant Financial n’a accepté de m’accorder une 
interview, mais on m'a transmis un communiqué de Hu Tao, 
la directrice générale de Zhima Credit : 


« L'objectif de Zhima Credit est de créer de la confiance dans 
un cadre strictement commercial et indépendant de tout 
système de crédit social mis en place par le gouvernement. 
Zhima Credit ne partage pas les notations de ses utilisateurs ou 
les données qui les alimentent avec des tierces parties, y 
compris le gouvernement, sans le consentement préalable des 
utilisateurs. » 


Néanmoins, dans un communiqué de presse diffusé en 
2015, Ant Financial déclarait son ambition de « contribuer à 
construire un système d'intégrité sociale». Et l’entreprise à déjà 
coopéré dans un domaine important avec le gouvernement 
chinois : elle à intégré à la base de données de Zhima Credit 
une liste noire de plus de six millions de personnes n’ayant 
pas payé leurs amendes judiciaires. D’après l'agence de presse 
officielle Xinhua, cette association entre deux Léviathans — 
public et privé — à permis aux tribunaux de sanctionner plus 
d’un million deux cent dix mille contrevenants, lesquels ont 
un jour constaté en ouvrant leur application Zhima Credit que 
leur score avait plongé. 


D’après le Conseil des affaires de l’État, dans le cadre du 
système national de crédit social, les citoyens pourront être 
pénalisés entre autres au titre du délit de propagation de 
rumeurs en ligne et les personnes jugées comme « ex#rémement 
ben fiablks» n'auront accès qu’à des services au rabais. 
Apparemment, Ant Financial semble aussi aspirer à 
catégoriser la société en fonction de principes moraux. Dans 
son livre Ant Financial, You Xi cite des propos de la directrice 
générale Lucy Peng selon laquelle : 

« Zhima Credit veillera à ce que les personnes de moralité 
douteuse voient toutes les portes se fermer devant elles, tandis 
que les citoyens honnêtes seront libres de leurs mouvements et 
ne connaîtront pas d’obstacles.» 


Prolétariat et bourgeoisie numériques 


Après avoir vécu en Chine pendant près d’une décennie, j’ai 
quitté le pays en 2014; les paiements par téléphone ne 
s'étaient pas encore généralisés. Ils représentent aujourd’hui 
5 500 milliards de dollars de transactions par an (contre 
seulement 112 milliards aux États-Unis en 2016). Lorsque je 
suis retournée en Chine pendant mes vacances, en août 2017, 
j'étais bien décidée à faire partie de ce nouvel univers libre de 
cash. Je me suis donc inscrite sur Alipay et 
Zhima Crédit quelques heures à peine après 
mon atterrissage. Faute d’un historique de 
mes transactions, j’ai été aussitôt confrontée 
à un verdict plutôt embarrassant : ma cote 
de crédit était de cinq cent cinquante points. 


Lors de mon premier jour à Shanghai, j'ai 
ouvett l’application de Zhima Credit afin de 
scanner un vélo jaune que j'avais trouvé à 
moitié couché au milieu du trottoir. En 
Chine, la culture du vélo en libre-service, 
tout comme celle du paiement par 
téléphone, est surgie de nulle part, et les 
rues de Shanghaï sont jonchées de vélos aux 
couleuts vives, abandonnés au hasard des 
caprices des cyclistes. En scannant le code 
QR d’un vélo, on obtient un nombre à 
quatre chiffres qui débloque la roue arrière, 
et un trajet en ville coûte environ 15 cents. 
Mais vu la médiocrité de mon score, il me fallut payer un 
dépôt de garantie de 30 dollars avant de pouvoir scanner mon 
premier vélo. Même chose pour mes séjours à hôtel, mes 
locations de caméras GoPro, ou même l'emprunt d’un parasol 
gratuit. J’appartenais au sous-prolétariat numérique. 





10 


En Chine, tout le monde à peur des pranzi, les escrocs 
professionnels. Comment savoir si vous n’êtes pas un pranzi ? 
C’est une question que les gens se posent souvent lorsque des 
vendeurs les appellent au téléphone ou que des réparateurs 
sonnent à leur porte. Certes, ma cote de crédit n’était pas si 
basse que je sois classée aux rangs des pianzi mais, entre autres 
choses, Zhima Credit promet à ses clients d'identifier les vrais 
bianzi. Les entreprises peuvent acheter des évaluations de 
risque-client qui leur permettent de savoir si les usagers ont 
payé leur loyer ou leurs factures, ou bien s'ils figurent sur la 
liste noire des tribunaux. Ces produits leur sont facturés sur la 
base du temps gagné. Sur le site Tencent Video, je suis 
tombée sur une publicité de Zhima Credit dans laquelle un 
homme d’affaires circulant en métro scrute les autres 
passagers avec une mine consternée : « On dirait qu'ils ont tous 
une tête de pianzi. » Ses employés, soucieux de se protéger 
contre les clients suspects, couvrent les murs de la salle de 
conférences de photos de délinquants et de criminels. Mais 
tout d’un coup — Ewréka ! —, le patron découvre Zhima Credit, 
et tous leurs problèmes sont résolus. Le personnel fête la 
chose en déchirant les photos épinglées au mur. 


Aux clients qui se comportent bien, Zhima Credit offre toute 
une série de bonus grâce à des accords de coopération signés 
par Ant Financial avec des centaines de sociétés et 
d'institutions. Shenzhou Zuche, une agence de location de 
voitures, permet aux personnes ayant un score de plus de 650 
points de louer une voiture sans dépôt de garantie. En échange 
de cette évaluation, Shenzhou Zuche partage ses données, de 
sorte que si un utilisateur de Zhima Credit a un accident avec 
une voiture de location et refuse de payer les dégâts, cet 
incident est comptabilisé en négatif dans son dossier de crédit. 
Il fut même une époque où les individus ayant un score de plus 
de 750 points étaient exemptés de faire la queue au contrôle de 
sécurité de l’aéroport international de Pékin. 


11 


Deux ans après être devenu utilisateur de Zhima Crédit, 
Lazarus Liu n’était pas très loin de ce score. J’ai fait sa 
connaissance un samedi après-midi dans un centre 
commercial de Shanghai, devant une boutique Forever 21. Liu 
a 27 ans et travaille pour une grosse entreprise. Il était ce jour- 
là entièrement vêtu de noir — chemise, short Air Jordan et 
baskets — et arborait une coupe dégradée avec une grande 
mèche noire tombant sur le côté. Nous sommes entrés dans 
un Starbucks bondé de jeunes gens penchés sur leurs 
téléphones et sirotant des thés glacés à la pêche ou des 
Frappuccinos au thé vert. Liu occupa la dernière table libre. 

Il m’expliqua qu’il avait choisi son prénom anglais, Lazarus, 
après s'être converti au catholicisme trois ans auparavant, 
mais que sa foi était avant tout une affaire privée. C’était un 
peu la même chose pour son score Zhima Credit : il révélait 
sans doute quelque chose sur sa personnalité, mais il préférait 
rester discret à ce sujet. D'ailleurs, il vérifiait rarement sa cote 
de crédit — nichée sur l’application Alipay de son Samsung — 
et, vu que son score était bon, il n’avait pas besoin de le faire. 
Après avoir débuté à 600 points sur un total possible de 950, 
il avait atteint un score de 722 points, ce qui lui donnait droit 
à des conditions avantageuses pour obtenir un prêt ou louer 
un appartement, ainsi qu’à un accès privilégié à plusieurs 
applications de rencontres au cas où il se séparerait de son 
épouse. Avec quelques dizaines de points de plus, il pourrait 
bénéficier d’une procédure accélérée d'obtention d’un visa 
d'entrée au Luxembourg, bien qu’il n’ait aucune intention de 
visiter ce pays. 

Au fur et à mesure que l’historique des transactions et des 
paiements de Liu sur Alipay évoluait de façon favorable, son 
score ne cessait d'augmenter. Mais s’il négligeait de payer une 
amende de circulation, par exemple, cette tendance pouvait 
fort bien s’inverser. Et les privilèges associés à un score élevé 
pouvaient parfaitement être révoqués un beau jour en vertu 
de critères n'ayant strictement rien à voir avec son 


12 


comportement de consommateur. En juin 2015, alors que 
neuf millions quatre cent mille d'adolescents chinois passaient 
le redoutable examen national d’entrée à l’université, Hu Tao, 
la directrice générale de Zhima Credit, déclara à la presse que 
Ant Financial comptait obtenir une liste d’étudiants ayant 
triché et que cette entorse serait comptabilisée dans leur 
dossier de crédit : « S7 vous vous comportez de facon malhonnête, vous 
devez en payer les conséquences. » Pour les citoyens honnêtes, 
aucun obstacle. Pour les autres, l'épée de Damoclès d’un 
mauvais score. 


Booster sa note sociale 


L'application  Alipay 
sait que dans l’après- 
midi du 26 août à 13 
heures, j'ai loué une 
bicyclette de marque 
Ofo aux abords de 
Pancienne concession 
française de Shanghai et 
que je me suis dirigée 
vefs le notd, stationnant 
mon vélo devant le 
temple de Jing’an. Elle 
sait qu’à 13h24, jai 
acheté un casse-croûte 
dans le centre commercial voisin du temple. Elle sait que j'ai 
ensuite emprunté un véhicule avec chauffeur de la société Didi 
à destination d’un quartier au nord-ouest. Elle sait que j’en suis 
descendue à 15h11 et que je suis entrée dans un supermarché, 
et elle sait aussi qu’à 15h36 j'y ai acheté des bananes, du 
fromage et des crackers — parce que le propriétaire du 
supermarché est Alibaba et qu’à la caisse ne sont acceptés que 
les paiements par Alipay. Elle sait que j’ai ensuite pris un taxi et 
que je suis arrivée à destination à 16h01. Elle connaît le numéro 





605 


13 


d'identification de mon taxi. Elle sait qu’à 16h19, j'ai payé 8 
dollars pour une livraison d'Amazon. Suivent trois heures 
bénies — dont une passée dans la piscine — pendant lesquelles 
Alipay ne sait pas où je suis. Après quoi, elle sait que j'ai loué 
une autre bicyclette Ofo devant un hôtel du centre de 
Shanghai, pédalé pendant 10 minutes et qu’à 19h11, je l'ai garée 
devant un restaurant connu. Étant donné que Ant Financial est 
un partenaire stratégique d’Ofo, il est possible qu’Alipay 
connaisse exactement le chemin que j’ai emprunté. 
L’algorithme qui établit ma cote de crédit Zhima est un 
secret d'entreprise. Ant Financial a rendu publiques les cinq 
grandes catégories de données qui informent un score, mais 
ne permet pas d'en savoir plus sur la façon dont ces 
ingrédients sont cuisinés. Comme tous les systèmes classiques 
de pointage de crédit, Zhima Credit surveille mon historique 
de dépenses et vérifie si j’ai remboursé mes prêts. Mais en ce 
qui concerne d’autres critères, on est dans l'arbitraire le plus 
total, voire pire. Une catégorie baptisée « Connections » prend 
en compte le crédit de mes contacts sur le réseau social 
d’Alipay. D’autres caractéristiques prises en considération 
sont le type de véhicule que je conduis, mon lieu de travail et 
les établissements scolaires que j'ai fréquentés. La catégorie 
« Comportement» se penche sur les nuances de mon existence 
de consommatrice, ciblant les actions censées correspondre à 
un crédit positif. Peu de temps après le lancement de Zhima 
Credit, son directeur du développement technologique, Li 
Yingyun, déclarait au magazine chinois Caixin que des 
habitudes de dépenses telles que Pachat de couches pour bébé 
étaient susceptibles d'augmenter votre score, tandis que jouer 
à des jeux vidéo pouvait le faire diminuer. Sur les réseaux 
sociaux, d’aucuns escomptent que le fait de contribuer à une 
œuvre de bienfaisance, si possible grâce au service de 
donation intégré d’Alipay, augmentera votre crédit. Sauf que 
je ne sais pas trop si les 3 dollars dont j'ai fait don à un 


14 


organisme qui alimente des oursons bruns seront interprétés 
comme de la générosité ou de la mesquinerie. 


J'ai donc commencé à surveiller mon score de façon 
obsessionnelle, mais comme les cotes de crédit ne sont 
réévaluées que sur une base mensuelle, le chiffre n’évoluait 
pas. Chaque fois que j’ouvrais l'application, j'étais confrontée 
à un écran de couleur orange qui n’avait rien de rassurant. Au 
premier plan, il y avait un cadran en forme de demi-cercle qui 
signalait que je n’avais atteint qu’un quart de mon potentiel. 
Un article du portail Sohu.com m’expliquait que mon score 
m'assignait à la catégorie des « gens ordinaires ». « Niveau culturel 
pen élevé. Refraité ou à la veille de la retraite», commentait cette 
page. En Chine, où de nombreuses personnes âgées ont perdu 
plusieurs années d’éducation pendant la Révolution culturelle, 
ce n’est pas un compliment. À en croire Sohu, seulement 5% 
de la population avait un score moins élevé que le mien. 


Un beau matin, préoccupée de savoir si je pouvais faire 
quelque chose pour améliorer mon score, j’empruntai un taxi 
en direction du centre de Shanghai afin de me rendre dans un 
centre commercial haut de gamme à ciel ouvert. J’y avais 
rendez-vous avec Chen Chen, une illustratrice âgée de trente 
ans qui avait signalé à un ami commun sur WeChat qu’elle 
bénéficiait d’une «excellente» notation sur Zhima Credit. Je 
voulais donc lui demander conseil. Munies d’une tasse de 
café, nous nous sommes installées sur une aire de restauration 
en plein air. Chen portait une chemise ouverte sur un T-shirt 
blanc et un slim. Ses cheveux étaient teints en blond et elle 
arborait un fard à paupières à paillettes. Son score Zhima 
Credit était de 710 points et l’écran de son application 
affichait un bleu ciel rassérénant. 


Elle m’expliqua comment booster mon score : 


«Ils vont vérifier quel genre de personnes tu fréquentes. Si 
tes amis sont tous bien notés, c’est bon pour toi. Si tu as des 
amis qui ont un mauvais score, c’est embêtant. » 


15 


Une fois inscrite sur Alipay, javais fait des demandes d’amis 
à tous mes contacts téléphoniques. Seules six personnes 
avaient accepté. Un de mes nouveaux amis Alipay était 
quelqu'un à qui j'avais donné des leçons d’anglais, 
probablement la personne la plus riche que je connaisse à 
Shanghai. Il possédait plusieurs entreprises, une pléthore de 
voitures et une grande villa dans un quartier chic. Mais j'avais 
aussi sur ma liste d’amis ma vieille couturière qui occupait, 
avec toute sa famille, une seule pièce dans un immeuble 
délabré, avec des piles de tissu bouchant la vue des fenêtres. 
Le score de ma couturière — et son impact sur le mien — allait- 
il annuler celui de l’homme d’affaires ? Et moi-même, n’allai- 
je pas porter préjudice à leurs notations respectives ? 


Chen m’expliqua qu’elle connaissait les scores de ses amis 
proches mais pas ceux de ses simples connaissances ou de ses 
collègues de travail. Il existe des forums de discussion où les 
personnes relativement bien notées cherchent à faire 
connaissance avec d’autres personnes au score élevé, 
vraisemblablement dans le but d’améliorer leur propre 
notation. Mais en général, les gens se fient simplement à leur 
intuition pour savoir qui parmi leurs contacts est susceptible 
d’être bien noté et qui il vaut mieux éliminer de leur liste 
d'amis. Afin de me rassurer, Chen m'expliqua que les 
utilisateurs ayant son type de profil n’avaient pas encore pris 
la décision d’exclure les gens comme moi de leur réseau. 
Zhima Credit était une application encore toute récente et si 
lune de vos connaissances avait un score médiocre, cela 
pouvait encore s’expliquer charitablement par le fait « qu'elle ne 
l'utilisait pas depuis assez longtemps ». 


Hiérarchisation des citoyens 
et contrôle social 


Si l’on cherche à comprendre la séduction qu’exerce ce type 
d'ingénierie sociale sur les dirigeants chinois, il faut remonter 


16 


à plusieurs décennies, bien avant l’émergence des applications 
et du big data. Dans les années postérieures à la révolution 
communiste de 1949, le gouvernement affecta l’ensemble de 
la population à des unités de travail locales qui fonctionnaient 
de fait comme des sites de surveillance et de contrôle. Tout le 
monde espionnait ses voisins tandis que chacun faisait son 
possible afin d'éviter les mauvais points sur son dang'an, son 
dossier officiel. Mais le maintien de ce système exigeait de la 
part de l’État un gigantesque effort de vigilance. Lorsque les 
réformes économiques des années 1980 incitèrent des 
millions de personnes à quitter leurs villages et à émigrer en 
ville, le système des unités de travail s’effondra. Cette 
migration eut également un effet secondaire: les villes se 
remplirent d'étrangers et de pianzi. 


J 111/ 1 / 
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/ HU 


À + y, P 
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111} 1111] 





Il ne fallut pas longtemps aux autorités gouvernementales 
avant de commencer à penser à « ludifier » le comportement 
social des citoyens. Comme lexplique Rogier Creemers, 
spécialiste du droit chinois à l’Institut d’études régionales de 
Leyde, aux Pays-Bas : 

«Les dirigeants chinois se rendirent compte que s'ils 
souhaitaient avoir un système de marché fonctionnant de façon 
autonome, il leur fallait aussi des systèmes de crédit 
fonctionnant de façon autonome. » 


17 


À la fin des années 1990, un groupe de travail d’un institut 
de PAcadémie chinoise des sciences élabora les concepts 
fondamentaux du système de crédit social. Mais à l’époque, la 
technologie n’était pas assez avancée pour satisfaire les grands 
desseins politiques du Parti communiste. 


Il y a environ une dizaine d’années, j'ai passé quelques 
semaines à Suining, une préfecture majoritairement rurale de 
la province de Jiangsu, près de Shanghai. À ce moment-là, les 
autorités locales ne faisaient pas dans la subtilité. Lorsqu'il 
s'agissait de sévir contre les conducteurs qui brülaient des 
feux rouges, elles exhortaient les citoyens à prendre des 
photos des contrevenants afin de pouvoir les diffuser sur la 
chaîne de télévision locale. Mais en 2010, Suining devint l’une 
des premières collectivités locales du pays à tester un système 
de crédit social. Les fonctionnaires commencèrent à évaluer 
les résidents en fonction de divers critères, dont le niveau de 
scolarité, le comportement en ligne et le respect du code de la 
route. On attribua à chacun des 1,1 million d’habitants de 
Suining âgés de plus de 14 ans un score initial de 1000 points, 
qui était révisé à la hausse ou à la baisse en fonction de leur 
comportement. Si vous étiez en charge de personnes âgées 
membres de votre famille, vous gagniez 50 points. Venir en 
aide aux pauvres valait 10 points. Venir en aide aux pauvres 
de telle sorte que votre action était mentionnée dans les 
médias vous rapportait 15 points. Une condamnation pour 
conduite en état d'ivresse se traduisait par une perte de 50 
points, tout comme une tentative de corruption d’un 
fonctionnaire. Une fois son score établi, chaque citoyen se 
voyait attribuer une notation globale : À, B, C ou D. Les 
citoyens de catégorie À étaient prioritaires en matière d’accès 
aux établissements scolaires et aux emplois, tandis que les 
membres de la catégorie D se voyaient refuser toute une série 
de licences et de permis, ainsi que l’accès à certains services 
sociaux. 


18 


Le système de Suining était rudimentaire et il suscita durant 
une brève période un débat national sur les critères censés 
guider l'évaluation du crédit social. Mais il offrait le terrain 
d'essai de futures expériences à l’échelle nationale. Et si 
grossière que füt la notation par lettres, elle était moins 
grossière que ce qu’elle remplaçait. Avec le système de crédit 
social de Suining, les autorités passaient à une stratégie de 
communication plus subtile. Depuis ce projet pilote, plusieurs 
dizaines de villes ont développé leur propre système. La 
technologie existante est désormais à la hauteur. Tous ces 
systèmes seront un jour intégrés à l’échelle nationale au 
système de crédit social du gouvernement, ce qui obligera ce 
dernier à résoudre un sacré casse-tête logistique. En vue de 
l’aider dans cette tâche, le gouvernement à enrôlé Bai du, une 
grosse entreprise de technologie censée participer à 
développer la base de données du crédit social chinois d’ici 
2020. 


D'une certaine façon, c’est le secteur privé qui a contribué à 
faire évoluer lattitude du Parti à l’égard des technologies 
numériques. Lorsqu'Internet est arrivé en Chine, faisant 
irruption dans la vie des gens sous la forme de blogs et de 
forums de discussion, le Parti la d’abord perçu comme une 
menace. Voilà un espace où les gens pouvaient dire ce qu’ils 
pensaient, se regrouper, exprimer leurs désaccords. Les 
dirigeants réagirent à ces aspirations par la censure et d’autres 
tactiques agressives. Mais grâce à des sociétés comme Ant 
Financial, les autorités ont fini par comprendre l'utilité des 
technologies numériques pour collecter et diffuser 
information. Au lieu de simplement réagir au contenu en 
interdisant certains termes de recherche ou en fermant des 
sites Web, le gouvernement collabore désormais avec le 
secteur privé dans le domaine des technologies de 
reconnaissance faciale et vocale ainsi que dans celui de la 
recherche sur l’intelligence artificielle. 


19 


En 2015, quelques mois après le lancement de Zhima 
Credit, le fondateur d’Alibaba, Jack Ma, s’est rendu aux États- 
Unis avec quatorze autres dirigeants d’entreprises dans le 
cadre de la première visite d’État du président Xi Jinping. À 
l'instar des patrons de Tencent et de Baïdu, Ma siège 
également au conseil d’administration de l’Internet Society of 
China (ISC), une organisation paragouvernementale dirigée 
par le Parti. Ce lien stratégique est cependant délicat à gérer. 
Ces derniers mois, les régulateurs chinois ont pris des mesures 
en vue d’exercer un contrôle plus étroit sur les entreprises de 
technologie. En août 2017, la Banque populaire de Chine a 
ordonné aux sociétés de paiement en ligne et par téléphone de 
se connecter à une chambre de compensation du 
gouvernement, lequel a dès lors eu un accès aux données des 
transactions. Deux mois plus tard, le Wa Street Journal 
rapportait que les régulateurs chinois d’Internet envisageaient 
de prendre une participation de 1% dans les principales 
sociétés de technologie. On peut envisager un scénario 
possible de cette forme de partenariat autour du crédit social : 
la Banque centrale superviserait le développement d’un 
système d'évaluation global semblable à la notation FICO 
tout en permettant à des sociétés comme Ant Financial de 
collecter des données afin d’alimenter cette évaluation. Quelle 
que soit sa structure définitive, You Xi, l’auteur du livre sur 
Ant Financial, explique : 

« Le système de crédit social global sera certainement sous le 
contrôle du gouvernement. Le gouvernement ne veut pas que 
Pinfrastructure fondamentale du crédit social des citoyens soit 
entre les mains d’une grande compagnie. » 


Certains des citoyens chinois qui ont été évalués comme 
peu fiables ont déjà eu un aperçu des conséquences possibles 
d’un système unifié. En mai 2017, Liu Hu, un journaliste âgé 
de 42 ans, ouvrit une application de voyage pour réserver un 
vol. Lorsqu'il saisit son nom et son numéro de carte d’identité 
nationale, l’application linforma que la transaction ne pouvait 


20 


être conclue parce qu’il figurait sur la liste noire de la Cour 
populaire suprême. C’est justement cette liste — baptisée 
« Läste des personnes malhonnêtes » — qui est intégrée à la base de 
données de Zhima Credit. En 2015, Liu avait été poursuivi 
pour diffamation par une personne mentionnée dans un de 
ses articles et un tribunal lui avait ordonné de payer 1350 
dollars. Non seulement il avait réglé cette amende, mais il 
avait envoyé au juge concerné une photo du bordereau de 
virement bancaire. Ne comprenant pas pourquoi il était 
encore sur la liste noire, il contacta le juge et comprit alors 
qu’en effectuant son virement, il s'était trompé de numéro de 
compte. Il s’empressa de faire à nouveau transférer la somme 
due, tâchant de s’assurer cette fois que le tribunal Pavait bien 
reçue. Le juge ne lui répondit pas. 

Liu n’était pas utilisateur de Zhima Credit, mais il n’avait pu 
échapper à la liste noire. Il était devenu de fait un citoyen de 
deuxième classe. Il ne pouvait pratiquement plus voyager, sauf 
à réserver les sièges les plus inconfortables des trains les plus 
lents. Il ne pouvait pas s’offrir certains biens de consommation 
ni se loger dans des hôtels de luxe, encore moins accéder à des 
prêts bancaires substantiels. Pire, la liste noire était publique. 
Liu avait déjà fait une année de prison antérieurement pour 
«fabrication ef propagation de rumeurs» après avoir publié un 
reportage sur les malversations d’un maire adjoint de 
Chongging. Comparée à son expérience carcérale, cette 
nouvelle sanction, plus immatérielle, le laissait presque de 
marbre : cette fois, on ne l’arrachait pas à sa femme et à sa fille. 


Ce qui ne lempêcha pas de se servir de son blog personnel 
afin d’essayer de susciter la sympathie du juge et de le 
convaincre de retirer son nom de la liste. En octobre dernier, 
il y figurait encore : 

«Il n’y a pratiquement aucune supervision des exécuteurs 
judiciaires qui gèrent la liste noire. Il y a beaucoup d’erreurs de 
traitement qui ne sont pas coffigees. » 


21 


Si Liu avait eu un dossier chez Zhima Credit, ses problèmes 
auraient été encore plus graves. Étant donné la conception de 
lapplication, une fois que vous êtes sur la liste noire, vous êtes 
aspiré par une spirale descendante vertigineuse. D’abord, votre 
score plonge. Ensuite, vos amis apprennent que vous êtes sur 
la liste noire et, craignant que leur propre score en soit affecté, 
ils vous éliminent discrètement de leurs contacts. L’algorithme 
en prend note et votre score s’effondre de plus en plus. 





La généralisation 
de la surveillance numérique 


Peu de temps après mon retour de Chine, Equifax, Pagence 
étasunienne d'évaluation de crédit, annonça qu’elle avait été 
piratée par des hackers. Cette intrusion exposa les dossiers de 
crédit de quelque cent quarante-cinq millions de personnes. Ce 
fut une dure révélation pour moi comme pour beaucoup 
d’Américains. Mon numéro de carte de crédit avait été volé 
quelques semaines plus tôt mais, comme j'étais en voyage à 
l'étranger, je n’avais pas pris la peine de faire bloquer mon 
compte. Lorsque j’essayai de le faire après le piratage, cette 
procédure déjà difficile en temps normal était devenue presque 


22 


impossible. Le site d'Equifax ne fonctionnait qu’à moitié et ses 
lignes téléphoniques étaient saturées. Désespérée, je fis appel à 
une plateforme de suivi de crédit appelée Crédit Karma. En 
échange des mêmes informations que je cherchais à protéger, 
elle me communiqua ma cote de crédit auprès de deux des trois 
principales agences d'évaluation. Mes scores me furent 
communiqués par le biais d’un cadran similaire à celui de 
Zhima Credit, avec pratiquement le même code couleur. 
J'appris ainsi que ma notation avait baissé de plusieurs dizaines 
de points. Je découvris en outre quatre ou cinq transactions 
conclues en mon nom et que je ne reconnaissais pas. 


Désormais, j'étais notée par deux systèmes d'évaluation des 
deux côtés de locéan Pacifique. Mais il s’agissait là seulement 
des notations dont javais connaissance. La plupart des 
Américains sont soumis à des dizaines d'évaluations chiffrées, 
le plus souvent fondées sur des paramètres comportementaux 
et démographiques similaires à ceux utilisés par Zhima Crédit. 
Ces pointages de crédit sont généralement aux mains de 
sociétés qui nous évaluent sans que nous ne puissions rien y 
faire. Mais dans nombre de cas, nous sommes des utilisateurs 
volontaires de ces systèmes de notation. 


S'il est vrai que le gouvernement des États-Unis n’a pas le 
pouvoir légal de me contraindre à participer à ce genre 
d’expérimentation sociale massive, il reste que je cède tous les 
jours mes données à des entreprises privées. Je leur fais assez 
confiance pouf participer à leurs gigantesques systèmes 
d'évaluation. Je poste mes réflexions et mes sentiments sur 
Facebook et laisse une trace de tous mes achats sur Amazon 
et eBay. Je note mes semblables sur Airbnb et Uber et suis 
très préoccupée de la façon dont je suis moi-même évaluée. Il 
n'existe pas encore de super application gouvernementale aux 
États-Unis et les scores compilés par les courtiers de données 
servent essentielle-ment à mieux cibler les messages 
publicitaires, et non à exercer un contrôle social. Mais grâce à 
une procédure technologique connue sous le nom de 


23 


résolution d'identité, les agrégateurs de données peuvent 
utiliser ce que je laisse derrière moi afin de fusionner les 
indices me concernant à partir de diverses sources. 


Est-ce que vous consommez des antidépresseurs ? Est-ce 
que vous renvoyez fréquemment chez le distributeur les 
vêtements que vous avez achetés en ligne ? Lorsque vous 
remplissez un formulaire en ligne, écrivez-vous votre nom en 
majuscules ? Tel est le type d'informations collectées par les 
courtiers de données, et l’on pourrait citer bien d’autres 
exemples. Tout comme en Chine, vous pouvez même être 
pénalisé pour vos fréquentations. En 2012, Facebook à breveté 
une méthode d'évaluation de crédit capable de prendre en 
compte les scores des personnes de votre réseau. Vos amis se 
voient attribuer un score moyen et si cette moyenne est 
inférieure à un certain minimum, on peut vous refuser une 
demande de prêt. Facebook à depuis révisé sa politique afin 
d'interdire aux prêteurs extérieurs d’utiliser les données de ses 
plateformes en vue de réguler lPaccès au crédit de ses 
utilisateurs. Mais qu'est-ce qui empêche le géant de la Silicon 
Valley d’entrer lui-même un jour dans le secteur du crédit ? 


Interrogé sur le brevet en question, un porte-parole de 
Facebook à déclaré : 
« Nous déposons souvent des brevets pour des technologies 


que nous n’utiliserons jamais et les brevets ne doivent pas être 
considérés comme une indication de nos projets futurs. » 


Pour Frank Pasquale, spécialiste du big data à la faculté de 
droit de l’université du Maryland : 

«On peut parfaitement imaginer un avenir où les gens 
surveilleront l’évolution de la cote de crédit de leurs amis et où, 
si elle est en baisse, ils les laisseront tomber de peur d’être eux- 
mêmes affectés. C’est terrifiant. » 


Il arrive fréquemment que les courtiers en données soient 
complètement à côté de la plaque. La société de données client 
Acxiom, par exemple, qui met en ligne une partie de 


24 


l'information qu’elle collecte sur le site About-TheData.com, 
me décrit comme une célibataire n’ayant que le niveau bac et 
« qui fréquente sans doute les casinos de Las V/egas ». En réalité je suis 
mariée, j'ai un diplôme de waser et je n’ai jamais acheté ne 
serait-ce qu’un billet de loterie. Mais il est impossible de 
remettre en question ces évaluations car nous ne sommes 
jamais informés de leur existence. J’en sais plus sur l’algorithme 
de Zhima Credit que sur la façon dont je suis notée par les 
courtiers en données étasuniens. Comme le souligne Pasquale 
dans son livre The Black Box Society, le système fonctionne 
essentiellement comme un « wroir sans fain ». 


Après mon départ de Chine, j’ai repris contact avec Lazarus 
Liu sur WeChat. Il m'a envoyé une capture d’écran de son 
score Zhima Credit, qui avait augmenté de 8 points depuis 
notre rencontre. L'application affichait le commentaire 
« Fantastique» et la police du texte était passée à l’italique. 
Nous avons parlé d’une nouvelle fonctionnalité de 
reconnaissance faciale appelée Smile to Pay. Elle venait d’être 
introduite par Ant Financial dans un restaurant à thème de 
Hangzhou appartenant à la chaîne Kentucky Friend Chicken. 
Les murs du restaurant sont ornés de gigantesques téléphones 
blancs. Pour commander, il vous suffit d’effleurer du doigt 
une photo du plat désiré puis d’exposer votre visage au 
téléphone en saisissant votre numéro de portable afin de 
confirmer le paiement. Les premiers smartphones avaient 
éliminé l’usage du portefeuille ; désormais, Smile to Pay 
élimine le recours au téléphone personnel. Il suffit d’avoir un 
visage. Liu n’était guère enthousiasmé par Smile to Pay. Si lon 
en juge par la page «_ Affaires gouvernementales » du site Web de 
Zhima Credit, il semblerait qu’il existe un partenariat entre 
Pensemble des collectivités locales chinoises et Ant Financial 
aux fins d'utilisation des capacités de reconnaissance faciale 
développées par cette dernière. Mais ce n’est pas cela qui 
chiffonne Liu. Pendant ses études à l’étranger, il avait testé la 
fonction Face Unlock d’Android. À plusieurs reprises, son 


25 


colocataire, qui avait le même type de mâchoire carrée que lui, 
avait pu déverrouiller son téléphone. « Je #rouve que ce n'est pas 
très sûr, m'écrivit-il. Je voudrais être certain que la technologie est 
vraiment an point. » Ses derniers mots étaient rédigés en anglais 
(« #he real thing »), comme pour mieux souligner son propos. 


Tout en discutant avec Liu, j’ai moi aussi ouvert mon 
application Zhima Credit. Mon score avait augmenté de 4 
points. « Vous avez encore une marge de progrès », m’informait-on 
poliment. Mais, à côté de mon nouveau score de 554 points, 
je vis s’afficher une petite flèche verte pointant vers le haut. 


J'étais sur la bonne voie. 
Mara Hvistendahl, 
journaliste et écrivaine américaine, 
elle a vécu à Shanghaï pendant huit ans. 


Article original intitulé 
“Inside China’s Vast New Experiment in Social Ranking” 
paru dans la revue Wÿred de janvier 2018. 
Illustrations de la revue Wired 


Article traduit par Marc Saint-Upéry 
publié dans La Revne du Crieur n°10, juin 2018. 


26 


Le totalitarisme 
numérique de la Chine 
menace toute la planète 


Si la Chine est un régime totalitaire, ce n'est pas seulement 
parce que le numérique donne des moyens de contréle 
supplémentaires au Park dictatorial. Ces dispositifs 
électroniques sont aussi porteurs de leur propre logique de 
régulation sociale, qui s'étend à l'ensemble de la planète. 


Il y à dix ans, la presse internationale à fait connaître au 
monde entier l’existence d’une vague de suicides d’ouvriers 
chez Foxconn, géant mondial de l’électronique implanté en 
Chine, dont les usines produisent la plupart du matériel 
informatique que nous utilisons . Le désespoir de ces jeunes 
surexploités dans des bagnes /igh-fech a jeté une lumière crue 
sur le coût humain de l’économie immatérielle célébrée par 
tous les dirigeants. Une telle information pourrait-elle, 
aujourd’hui, parvenir jusqu’à nous ? Difficilement. 

C’est la conclusion à laquelle on arrive après avoir lu 
Düctature 2.0, quand la Chine surveille son peuple (et demain le monde), 
lessai de Kai Strittmatter (éd. Tallandier, août 2020), ancien 
correspondant du S#ddeutsche Zeitung à Pékin. 





! Yang, Jenny Chan, Xu Lizhi, La Machine est ton seigneur et ton maître, analyses, enquêtes 
et témoignages sur la vie des ouvriers des usines chinoises de Foxconn, qui la perdent à fabriquer iPhone, 
Kindle et autres PlayStation pour Amazon, Apple Google, Microsof, Nokia, Sony, et. (2013), 
traduction de l'anglais, texte établi et traduit de l’anglais par Celia Izoard, éd. Agone, coll. 
Cent mille signes, 2015. 


27 


Scène de la vie quotidienne en Chine : 

«Il arrive que l’on constate soudain, pendant un char, que la 
discussion perd toute espèce de sens : c’est que certains termes 
sont effacés automatiquement par WeChat dans les échanges 
entre l’émetteur et le récepteur sans qu'aucun des deux n’en ait 
été informé. » 


Les listes de mots interdits sur les réseaux sociaux sont 
actualisées chaque jour par les autorités de la censure de 
Pékin. En 2018, quand la Constitution a été modifiée pour 
permettre à Xi Jinping de devenir président à vie, la liste de 
ces mots allait de « accession an trône» et « lonez l'empereur» à 
« Winnie l'ourson », qui avait été utilisé pour désigner le chef de 
l'État en contournant la censure. Proscrite également, 
Pexpression « pas d'accord » : 

« Quiconque tentait d’entrer ces mots sur le réseau recevait 


un message d'erreur l’informant avec regret que ces mots 
violaient “es lois et les règles”. » 


Dès sa nomination à la tête du Parti-État en 2013, le 
président Xi Jinping a mis fin à quelques décennies de 
pluralisme naissant en s’attelant à une purge complète de 
l'internet. Le régime s’est employé à discréditer et à jeter en 
prison les principaux opposants et défenseurs des droits 
humains, et, à leur suite, les cabinets d'avocats qui les 
défendaient, puis les avocats qui défendaient ces avocats — si 
bien que la répression cible aujourd’hui, écrit Strittmatter, « 4s 
avocats des avocats des avocats». Les universités du pays ont été 
mises au pas par les inspecteurs de la Commission centrale 
disciplinaire ; dans les amphis, le contenu des cours est surveillé 
par des « officiers d'information étudiants ». Pour obtenir leur carte 
de presse, les journalistes doivent réussir un test de « solidité 
idéologique » sut appli « Étudier X5 : Rendre le pays fort », lancée en 
2019, qui compile les discours et réflexions du président. 


Les géants de la #ch (Tencent, Alibaba, JD.com, Baidu) sont 
directement mis à profit pour construire le système de contrôle 


28 


social le plus ambitieux de la planète. Depuis 2017, la loi oblige 
«toutes les organisations et tous les citoyens chinois» à apporter 
« soutien, aide et coopération au travail des services secrets », y compris, 
donc, les entreprises. Huaweï, qui a désormais l’autorisation 
d’équiper les réseaux 5G de Bouygues et de SFR en France, 
travaille avec les autorités dans la province du Xinjiang pour 
parachever la surveillance des moindres faits et gestes des 
Ouïghours, dont un million auraient déjà été déportés dans des 
camps depuis 2017. Dans le Xinjiang, note Strittmatter, « Æs 
décisions d'arrestations sont de plus en plus souvent prises par des systèmes 
technologiques, on n'examine pas les cas individuels » : ce sont des 
algorithmes qui calculent, à partir des habitudes de vie 
renseignées par les données, qui doit être arrêté. 


Plus qu’une dictature, 
un système totalitaire 


Malgré son titre, ce n’est pas une dictature que décrit 
l'ouvrage de Kai Strittmatter, mais un régime totalitaire. Une 
dictature règne certes, comme en Chine, par la force et le 
mensonge ; elle confisque la sphère publique pour empêcher la 
création d'organisations dissidentes. Mais un régime totalitaire 
ne s’arroge pas seulement un monopole de la sphère publique ; 
comme la montré Hannah Arendt, il tente de soumettre et 
d'exploiter à ses propres fins toutes les sphères de l'existence, 
jusqu'aux plus intimes. Le système du crédit social mis en place 
pour lutter contre la « alhonnéteté », en cours de déploiement à 
l'ensemble du pays, permet ainsi d'ajuster en permanence la 
note de chaque citoyen en fonction du moindre de ses actes : 
un message posté sur internet, un don du sang, le fait de ne pas 
rendre visite à un parent âgé, de ne pas avoir rendu un livre à 
temps à la bibliothèque. En 2018, déjà, 17,5 millions de Chinois 
n'avaient plus le droit de prendre l’avion et 5,5 millions étaient 
privés de train à cause d’un mauvais score. Grâce au big data et 


29 


à l'automatisation du contrôle par les algorithmes, il devient 
possible, même dans le pays le plus peuplé du monde, de placer 
un policier derrière chaque transaction, chaque mot, chaque 
mouvement. 


Qu'on se rassure cependant : ce système est mis en place 
« dans le cadre légal le plus strict» de façon à « protéger la vie privée », 
assure le Parti. 

«Certains peuvent se sentir menacés par un système qui met 
pratiquement chacun sous l’œil d’un microscope, lit-on dans le 
Quotidien du Peuple. Mais la grande majorité se sent en sécurité 
parce qu’elle sait que la technologie est entre de bonnes mains. » 


Cela prêterait à rire si on ne retrouvait pas là mot pour mot 
les formules rassurantes qui entourent chez nous le 
déploiement des mêmes technologies: vidéosurveillance, 
biométrie, swart city, smart mobility — la centralisation des données 
en moins. Ces expressions toutes faites visent à maintenir une 
séparation purement théorique entre, d’un côté, la technologie, 
et, de l’autre, l’intentionnalité politique qui guiderait son 
déploiement. Mais existe-t-il vraiment une version « Sbérale » de 
cette infrastructure de big data? Un monde « Zbre» où les 
millions de capteurs, de caméras, et toutes les données 
collectées ne serviront «gw'à» nous proposer de nouveaux 
services, à affiner le ciblage marketing, à nous bombarder de 
messages incitant à des comportements vertueux ? 


La plongée que nous offre Kai Strittmatter dans la Chine de 
Xi Jinping permet de comprendre que ce régime n’est pas une 
simple mise à jour high-tech de la dictature maoïste. Il est le fruit 
du croisement de deux idéologies totalitaires : le nationalisme 
hérité du maoïsme incarné par le Parti, et le techno- 
solutionnisme porté par l’industrie des nouvelles technologies 
du monde entier. Car ce dernier ne peut être réduit à un simple 
appareillage du pouvoir. Tout autant que le premier, il porte en 
lui une vision de l’organisation sociale et du devenir humain. 


30 


Des PDG chinois 
aux pontes de la Silicon Valley 


Quand Tao Jingwen, ex-directeur de Huawei pour l'Europe 
de l'Ouest et pilier de la sécurité dans la province ouïghoure du 
Xinjiang, déclare vouloir «porter le monde numérique dans chaque 
organisation, chaque famille et chaque être humain», À exprime un 
désir commun à la plupart des chefs d’entreprise de la Silicon 
Valley. Quand le PDG de Baïdu dit: «Nous devons injecter de 
l'intelligence artificielle dans le moindre recoin de la vie humaine », À fait 
précisément écho aux discours d’'Elon Musk, patron de Tesla, 
ou à ce que Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google 
et fondateur de la Singularity University, raconte dans son livre 
Humanité 2.0 : La bible du changement. 


Le totalitarisme numérique est installé en Chine, et cela 
nous concerne tous. Pas seulement parce que l'essentiel de 
nos objets matériels, ne serait-ce que par leurs matières 
premières ou leurs composants, sont issus d’une gigantesque 
prison à ciel ouvert où l’on n’a pas le droit d'écrire 
Pexpression «pas d'accord». Mais aussi parce que les élites 
économiques n’ont de cesse de vouloir « rattraper la Chine» en 
matière d'intelligence artificielle et de big data, et que l’on 
imagine difficilement à quoi pourrait ressembler, même sans 
le décorum autoritariste post-maoïste, une déclinaison 
démocratique de cette infrastructure de contrôle social. 


Celia Izoard est journaliste au sein de la revue Z et de Reporterre. 


Dans ses enquêtes et ses analyses, elle élabore une critique des nouvelles 
technologies au travers de leurs impacts sociaux et écologiques. 

Son dernier ouvrage, Merci de changer de métier, 

lettre aux humains qui veulent robotiser le monde, 

vient de paraitre aux éditions de la Dernière Lettre. 


Article publié sur le site Reporterre le 6 janvier 2021. 


31 


Résister à la gestion 
et l’informatisation 
de nos vies 


Plate-forme Écran total 


Depuis 2011, un certain nombre d’éleveuses de brebis et 
d’éleveurs de chèvres désobéissent à la directive européenne 
qui les oblige à poser des puces électroniques à l’oreille de 
leurs bêtes. Ils refusent de gérer leur troupeau par ordinateur 
et de se conformer aux nécessités de la production 
industrielle, comme la traçabilité. Ils s'organisent entre 
collègues, voisins, amis, pour répondre collectivement aux 
contrôles qu’exerce l'administration sur leur travail, et faire 
face aux sanctions financières qui leur sont infligées en 
conséquence. 


De 2011 à 2013, des assistantes sociales ont boycotté le 
rendu annuel de statistiques, qui sert autant à évaluer leur 
travail qu’à collecter plus de données confidentielles sur les 
«usagers ». Elles affirment l’inutilité de informatique dans 
la relation d'aide. Elles dénoncent un des objectifs de 
Padministration et ses managers: celui de faire entrer 
Pobligation de résultats dans leur métier. Elles refusent qu’à 
chaque situation singulière doivent répondre des actions 
standard en un temps limité. 


Dans les années 2000, des directeurs d’école et des 
parents d'élèves se sont opposés à la collecte de données 


32 


personnelles sur tous les enfants scolarisés via le logiciel 
Base-élèves. Fin 2015, des personnels de l'éducation 
nationale ont dénoncé publiquement l’informatisation de 
Pécole, par l’Appel de Beauchastel. Ils refusent de résumer 
leur enseignement à une pédagogie assistée par ordinateur, 
destinée à occuper la jeunesse en attente d’entrer sur le 
marché du travail. 


En 2013 est né un réseau, baptisé Écran total, pour 
fédérer ce type de résistances. Il réunit des personnes 
de toute la France travaillant dans Pélevage, 
l'éducation, le travail social, la médecine, la 
boulangerie, le maraîchage, la menuiserie ou les 
métiers du livre... Mais aussi des gens au chômage, au 
RSA ou sans activité. En comparant nos situations, 
nous avons reconnu une même logique à lœuvre : 
Pinformatique et la gestion détruisent nos métiers et 
dégradent les relations sociales. Nous nous y opposons 
ensemble, et appelons toutes celles et ceux qui vivent la 
même chose à rejoindre Écran total. 


Nous critiquons l'emprise grandissante des logiques 
gestionnaires. Qu’elles se présentent comme innovation 
technique, organisation scientifique du travail ou 
management, ces formes de pouvoir attaquent notre dignité 
et nous opposent les uns aux autres. Nous voyons 
disparaître les marges de liberté qui nous permettent 
d'échapper aux impératifs de la rentabilité. D’après le 
discours dominant, il s’agit là d’un progrès. Mais pour les 
humains que nous sommes encore, loin de mettre un terme 
aux travaux pénibles, ce processus est le progrès de notre 
dépossession. 


Que nous fait informatique ? Elle vise à optimiser le 
temps productif et prétend nous simplifier la vie, mais en 
réalité, elle prend du temps et de l'attention au travail vivant 


33 


en démultipliant les tâches administratives. Elle nous oblige 
à saisir des données. Elle produit ensuite des statistiques et 
des algorithmes pour découper, standardiser et contrôler le 
travail. C’est du taylorisme assisté par ordinateur. Le savoir- 
faire est confisqué, le métier devient l'application machinale 
de protocoles déposés dans des logiciels par des experts. Ce 
qui n’est pas nommable ou quantifiable disparait : il y a de 
moins en moins de place pour la sensibilité, la singularité, le 
contact direct, pourtant essentiels à l’enseignement, le soin 
Pagriculture, lartisanat... Par la mesure constante des 
performances, nous finissons enfermés dans lalternative 
infernale: subir la pression ou se faire éjecter. Bien 
souvent, ce sera les deux. Pendant que les usines ferment, 
même les activités qui en sont les plus éloignées sont 
gagnées par l’absurdité et la violence du modèle industriel. 


Au-delà du travail, c’est toute notre vie intime et 
commune qui est affectée: elle perd ce qu’elle a 
d’incalculable. Dans l'administration, les services publics, 
les transports, en tant qu'étrangers, élèves, patients, clients, 
nous sommes réduits à des flux, identifiés, surveillés, 
numérisés. Les machines deviennent nos seuls 
interlocuteurs. Les dispositifs électroniques intégrés à 
toutes choses masquent les rapports de pouvoir sous une 
apparence d’objectivité. L’enthousiasme pour les écrans 
façonne un monde où tout s’aplatit, s'accélère et se 
disperse. La saturation d'informations entrave la pensée et 
les moyens de communication nous coupent la parole. 
Mettre en valeur les savoir-faire autonomes et le temps de 
leur élaboration est devenu une lutte quotidienne. La 
prétendue  dématérialisation consacre en fait la 
surexploitation des ressources : composants métalliques et 
plastiques des ordinateurs, data centers en surchauffe, 
câblages géants... Le tout est fabriqué par les forçats du 


34 


monde industriel et échoue dans les décharges qui se 
multiplient au Sud de la planète. 


Écran total s’est réuni à plusieurs reprises, le temps d’un 
week-end, à la ville comme à la campagne. Autant de 
rencontres au couts desquelles nous partageons des 
témoignages sur la déoradation de nos métiers et des 
situations de conflit au travail ou face à l'administration. 
Certains tentent de préserver du sens dans lexercice d’un 
métier qu’ils reconnaissent de moins en moins. D’autres ne 
veulent plus lutter sur le terrain de leur activité 
professionnelle, démissionnent et s'engagent sur des 
chemins de traverse. Le chômage peut alors être un moyen 
de réfléchir et d’agir hors de la production et du travail 
salarié. Nous mettons en mots ces conflits et ces parcours 
pour sortir de Pisolement et de limpuissance dans 
lesquelles les gestionnaires veulent nous enfermer. Partant 
de l’analyse de ce que nous vivons, nous construisons une 
parole politique commune et nous imaginons de nouvelles 
formes de lutte et d’autres manières de travailler. 


Nous mettons au centre de notre démarche un problème 
qui n’est jamais porté collectivement, celui du rôle et du 
contenu du travail. Il nous importe par exemple de pouvoir 
juger du caractère inutile, voire nuisible, de certains métiers 
et de la misère humaine qu’ils induisent. Nous constatons 
que les syndicats ont renoncé à le faire. Ils se bornent le 
plus souvent à une défense corporatiste de l'emploi, à lutter 
pour défendre des statuts et des conditions de travail, sans 
remettre en cause le sens des productions et des activités 
pour lesquelles les travailleurs sont payés. Ils se font ainsi 
les cogérants de l’organisation sociale à l’origine des maux 
qu’ils combattent. 


Dans le cadre de la lutte contre le puçage électronique des 
animaux d'élevage, des fermes sanctionnées de plusieurs 


35 


milliers d’euros ont bénéficié de la solidarité de centaines de 
personnes. Ces dernières ont aussi bien organisé des 
concerts de soutien ou des débats, envoyé de l’argent aux 
éleveurs, écrit des lettres de protestation aux 
administrations et occupé celles-ci, accueilli en nombre les 
contrôleurs sur les fermes. Les refuseurs du puçage sont 
ainsi en mesure jusqu'ici de tenir leur position. 


Nous voulons continuer à nous soutenir dans nos 
luttes en affirmant des choix communs et en 
coordonnant nos actions publiques : désobéir de 
manière concertée, faire face collectivement aux 
sanctions, mettre en œuvre un soutien matériel et 
humain entre les métiers et les régions. 

Au-delà, nous voulons retrouver de l’autonomie, 
redéfinir nos besoins, nous réapproprier des savoir- 
faire. Bref: décider de la forme et du sens de nos 
activités et de notre vie. 


Ce sont ces buts et ces pratiques que nous vous 
invitons à partager et approfondir au sein d’Ecran total. 


Pour nous rencontrer, écrire à : 


Faut Pas Pucer, Le Batz, 
81 140 St-Michel-de-Vax. 


Sud-est de la France : 


Bertrand Louart, Radio Zinzine 
04 300 Limans 


36 


Avis de parutions 


Le groupe Écran Total publie trois brochures sur un thème 
d’actualité : l’épidémie de Covid-19 et les mesures auxquelles 
elle a servi de prétexte. 

La première, intitulée À quoi l'épidémie nous confine-t-elle ?, à 
pour point de départ une critique du type de «santé » 
défendue dans une société industrielle avancée. 

« En d’autres termes, le prix à payer pour pouvoir consulter 
la météo sans sortir de chez soi (ou jouer à Candy Crush, c’est 
selon) jusqu’à 86 ans, après avoir survécu à trois cancers, c’est 
bien d’accepter les obligations périodiques d’enfermement à 
domicile en dehors des activités de valorisation économique, en 
regardant passer par sa fenêtre les étoiles artificielles. Le soin 
communautaire devra donc probablement lui aussi s’extraire 
d’un impératif d’efficacité pensé en termes de nombre d’années 
à accumuler pour pouvoir récupérer cette question réellement 
structurante : quelle vie voulons-nous vivre ? » 


La deuxième, intitulée Sowriez, vous êtes soignés, plus courte, 
insiste sur le climat de peur et l’enfermement qu’entraînent les 
mesures sanitaires. 

« Ce qu’il y a de “totalitaire” là-dedans ne se reconnaît pas 
tant au bruit des bottes des militaires qu’au bruit des pantoufles 
et des clics des citoyens assignés à résidence. Leur dépossession 
est rendue acceptable par le fun infantilisant des services en 
ligne, le confort captivant de cette vie sans contact et sans 
effort, délivrée du monde, abreuvée de sons et d’images. » 


La troisième, O7 esf passée la colère ?, part de hypothèse que 
les restrictions prétendument sanitaires durent indéfiniment, 
dénonce «le chantage à la maladie et à la mort », et appelle à 
agir politiquement. 


37 


«Nous sommes censés prendre soin, de façon tout à fait 
indirecte et abstraite, des plus vulnérables, alors que nous 
sommes dressés depuis des décennies à marcher sur la tête des 
autres, sans nous préoccuper des conséquences humaines de 
nos actes de production et de consommation. Et nous sommes 
poussés à accepter une stratégie sanitaire qui va faire exploser, 
précisément, le nombre des “plus vulnérables” (du point de vue 
économique, psychologique et physiologique). Nous refusons 
ce chantage à la responsabilité. » 


Ces trois écrits diffèrent par leurs tons et leurs perspectives. 
En effet, la situation actuelle à suscité des discussions animées 
au sein d'Écran Total, où les positions sont sensiblement 
différentes sur cette question. Rien de plus normal s'agissant 
d’un collectif constitué de personnes dispersées à travers toute 
la France, et qui vivent donc dans des réalités sociales, 
professionnelles, etc., singulières, et dont la multitude de 
groupes régionaux fonctionne en autonomie. 


En conformité avec cette décentralisation revendiquée, 
nous avons décidé de rendre disponibles les brochures à des 
adresses distinctes, en y ajoutant du matériel plus ancien, le 
tout à prix libre, et selon des moyens de paiements variés. 
Récapitulons : 

Nouveautés : 


Où est passée la colère ? Les mesures prétendument sanitaires et leurs 
conséquences, pat le groupe Ecran Total-région parisienne, 32 
pages, format AG. 


Souriez, vous êtes soignés, par Pierre Bourlier, 16 pages, format AG. 


À quoi l'épidémie nous confine-t-elle ?, par le groupe Écran Total, 
24 pages, format A6. 


Toujours disponibles : 


Ne laissons pas s'installer le monde sans contact. Appel au boycott de 
l'application SiopCovid, collectif, printemps 2020, 32 pages, 
format AG. 


38 


« Ce qui est frappant, c’est que les mesures de distanciation 
interpersonnelle et la peur du contact avec l’autre générées par 
lPépidémie entrent puissamment en résonance avec des 
tendances lourdes de la société contemporaine. La possibilité 
que nous soyons en train de basculer vers un nouveau régime 
social, sans contact humain, où avec le moins de contacts possibles et 
régulés par la bureaucratie, est notamment décelable dans deux 
évolutions précipitées par la crise sanitaire: l’aggravation 
effrayante de l'emprise des Technologies de l’information et de 
la communication (TIC) sur nos vies ; et son corollaire, les 
projets de traçage électronique des populations au nom de la 
nécessité de limiter la contagion du COVID-19. » 


Des lits, pas des applis !, par le groupe Écran Total-région 
parisienne, printemps 2020, 8 pages, format A5. 

«Alors oui, la lutte contre les coupes budgétaires qui 
s'annonce est on ne peut plus légitime, nous la souhaitons 
ardemment. Mais elle serait lourde de désillusions si elle 
ignorait la question des logiques gestionnaires qui ont fait la 
pleine démonstration de leur absolue nuisance, si elle ne 
revendiquait pas /4 liberté des pratiques professionnelles. » 


A.CA.B. (AN Computers Are Bastards), dossier du journal 
COFD n°151, février 2017, 12 pages couleur, format A3. 


Pour commander ce matériel à prix libre : 


Envoyer un chèque à l’ordre de «La Lenteur », 13 rue du 
Repos, 75 020 Paris ou à l’ordre de « L’Inventaire », Les Petits 
Bouchoux, 39 370 Les Bouchoux. Tout est à prix libre. 
Précisons bien que tous les titres se trouvent à chacune des 
deux adresses: inutile de faire des commandes séparées. 


Les paiements en timbres ou en petits billets de banque 
soigneusement emballés sont très appréciés. Profitez-en ! Cela 
paraîtra peut-être bientôt aussi incongru qu’une cabine 
téléphonique. 

Ecran Total & La Lenteur, avril 2021. 


39 


Bienvenue dans l’enfer 
du social ranking 


Quand votre vie dépend de la façon dont 
l’État et les banques vous notent 


Page 1 


Le totalitarisme 
numérique de la Chine 
menace toute la planète 
Page 27 


Résister à la gestion 
et l’informatisation 
de nos vies 


Plate-forme Écran total 
Page 32 


Avis de parutions 
Page 37 


ise en page : 
Tranbert, avril 2019 — avril 2020. 


40 


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Comptabilité 


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L'application Alipay suit votre comporte- 
ment en ligne afin de déterminer une cote 
de crédit qui peut aller de 350 à 950 points ; 
il offre des avantages et des récompenses 
aux individus affichant un bon score. 
L'algorithme prend en compte non 
seulement votre capacité à payer vos 
factures, mais également vos achats, vos 
diplômes et la cote de crédit de vos amis. 


Les dirigeants de la banque Ant Financial 
défendent publiquement l'idée qu’une 
approche axée sur la collecte de données 
permettra l'accès au système financier de 
personnes qui en avaient été exclues jusque- 
là, comme les étudiants ou les habitants des 
campagnes. 

Adressé à plus de deux cents millions 
d'utilisateurs chinois, l'argument de vente est 
limpide : vos données vous ouvriront les 
portes comme par magie. 


Brochure du collectif Écran total n°0 
Prix Libre